Rendez-vous avec Albane Trollé à Lille
Si vous passez à Lille, on vous invite fortement à visiter l’atelier d’Albane Trollé du collectif Minuit Céramique. Vous avez sûrement déjà repéré ses bols cabossés ou assiettes et plats lors des précédentes ventes éphémères ?
Albane nous raconte son parcours, comment elle a embrassé le métier à une époque ou la céramique n’était pas “à la mode” et la création de collections sur-mesure pour des chefs. On ne vous en dit pas plus !
Un premier souvenir avec la terre ?
J’ai grandi en bord de mer. Ma grand-mère habitait à côté d’un estuaire dans la baie de Canche. Il y avait plein de vasières qui s'ouvraient quand la mer se retirait. On ramassait des coquillages, des fossiles, on trifouillait dans la vase.. Mes mains ont travaillé dès le plus jeune âge !
Tu peux nous raconter tes premières années d’études ?
J’ai toujours beaucoup dessiné et je voulais étudier les arts. J’ai fini par réaliser un BTS en Art Céramique à Olivier De Serre. Je me souviens d’avoir passé plus de temps dans les musées qu'à l'école pendant ces années-là !
Je me suis d’abord projetée sur de la sculpture sur métal et j’ai finalement été prise en céramique. Mon choix principal était d’être à Paris, le choix de cette filière est donc totalement le fruit du hasard !
Et c’est lors de mon premier stage en Belgique que j’ai eu un premier contact intense avec la terre. Un rapport au corps que je ne connaissais pas. On effectuait plus de 8h de tournage par jour pendant 1 mois - j’ai vraiment été en difficulté. Et paradoxalement c’était incroyable, je me suis dit : “tout est possible,il faut juste comprendre comment faire”.
Au début des années 2000, la céramique n’était pas à la mode comme aujourd’hui, ce n’était pas un métier “sexy”. On se représentait des vieux potiers sur les routes du Sud ou bien travailler dans les sanitaires et les carrelages.
Après tes études, tu as effectué plusieurs résidences d’art ?
J’ai postulé à droite, à gauche et j’ai fini par m’installer chez Jeroen Bechtold à Amsterdam. Il est céramiste et designer chez Rosenthal. Il m’a appris énormément de choses et m’a transmis son savoir-faire. Après 1 an et demi à ses côtés, il me recommande pour une exposition à Shanghai en Chine. Je suis alors partie pour une résidence d’artistes dans une galerie de la vieille ville et sur une durée de 3 semaines. J’avais 19 ans.
Je rentre alors dans ce circuit de résidence d’artiste et de colloques. Très vite, je fais au moins une résidence par an. Le monde est petit, je rencontre pleins de gens qui m’invitent dans d’autres pays. Je fais pas mal de résidences à l’étranger, en Pologne, en Estonie.. ça me permet de voir d’autres choses et de travailler d’autres terres.
Tu décides ensuite de t’installer à Lille ?
Oui, dès la fin de ma première exposition, alors chez ma sœur à Lille, je prends conscience de la nécessité d’ouvrir un atelier. J’ai tellement appris chez Jeroen Bechtold ! Il a été comme un “maître” et je porte d’une certaine manière l’héritage de son savoir-faire que je souhaite perpétuer.
Je monte alors un collectif d’artistes : peintres, sculpteurs. On s’installe tous ensemble dans un local pendant 7 ans. J’ai un job alimentaire en journée. Entre midi et deux je vais à l’atelier puis je retourne travailler. Le soir à 18h je ne rentre pas chez moi, je vais directement à l’atelier.
Je fais principalement de la sculpture, des moulages, des prototypages. Je ne fais pas du tout d’utilitaire, ça ne m'intéresse pas à ce moment-là. Je participe à des appels à projet pour des installations. Je suis vraiment dans un “circuit d’artistes”.
Quand est-ce que la céramique est vraiment devenue ton métier ?
C’est d’abord une passion. Je suis “inarrêtable”, je travaille beaucoup ! Et petit à petit je prends conscience que c’est devenu mon métier. C’est à mes 24 ans que j’arrive enfin à m’en sortir financièrement et je lâche mon job alimentaire. Aujourd’hui j’ai 36 ans. J’ai déménagé 6 ou 7 fois d’atelier et ma pratique a vraiment évolué !
Lorsque j’ai commencé à faire un peu d’utilitaire - des pièces un peu girly en porcelaine - j’ai rencontré le premier chef avec qui j’ai commencé à travailler.
Comment se passe ta première collaboration avec un chef ?
J’ai rencontré Florent Ladeyn sur un marché. Il était sur le point d’ouvrir un deuxième restaurant à Lille et cherchait un artisan pour fabriquer toute sa vaisselle des deux établissements. Le cahier des charges était conséquent. On a mis au point tout un service d’assiettes composé de grands et petits formats, de soucoupes, saucières, bols…
Pour les deux restaurants, ça représentait 1400 pièces. À l'époque, je travaillais toute seule dans un petit atelier de 9m2. J’ai mis quasiment une année entière pour tout fabriquer, à raison de multiples livraisons.
La notion de produit local est très importante pour Florent. Tous ses produits sont fabriqués à moins de 30 km de chez lui. Il redynamise énormément le territoire en soutenant des producteurs locaux. Par exemple, il n’y a pas de café chez lui mais de la chicorée ! C’est un parti-pris radical et il fallait donc fabriquer de la vaisselle en adéquation avec sa vision. Il y a presque eu 6 mois de prototypage. J'ai abandonné la porcelaine pour du grès de Bourgogne et j’ai contrôlé la provenance de toutes les matières que j’utilisais.
Depuis il a ouvert d’autres adresses et on continue de travailler ensemble. Sur la dernière collection, j’ai récolté les cendres du restaurant pour l’intégrer à l'émail des assiettes. Ce principe d’aller chercher les cendres du restaurant, j’adore et je le refais pour d’autres clients !
C’est grâce à ce projet que mon entreprise à décollé.
C’est le début d’une longue histoire avec les restaurants ?
Oui, suite à la rencontre avec Florent, un autre chef - Maxime Laurenson - voit les assiettes et me dit qu’il veut la même chose. Il vient de démarrer aux cuisines de Loiseau Rive Gauche et il a un an pour décrocher une étoile. On met en place une ligne de vaisselle dédiée pour le restaurant.
Ensuite les collaborations s'enchaînent, je rencontre des chefs et j’ai la chance de n’avoir jamais besoin de prospecter des clients professionnels.
Aujourd’hui, j’en suis à mon 16ème projet pour un restaurant.
Chaque chef a des envies différentes et c’est important de construire un partenariat sur le long terme. Nos pratiques évoluent ensemble. Ce qui m’anime c’est de fabriquer un contenant pour sublimer ce qu’il y a à l'intérieur. C’est aussi un acte militant : le sourcing, la fabrication. Il y a aussi un beau parallèle à faire entre le chef et ses équipes qui permettent de découvrir une certaine cuisine et créent de l'émotion avec mon travail de “gadoue” dans mon atelier tout terreux.
Un mot sur tes collections ?
Je fabrique principalement au tour de potier, ce qui me permet de calibrer les contenances. Pour ma collection “Cabossé” : les pièces sont tournées puis déformées. Les assiettes sont souvent modelées. Je déteste tournasser au tour, je le fais donc à la main.
Je travaille le grès de Saint-Amand-en-Puisaye dans une finition chamottée depuis plusieurs années maintenant. J’aime son résultat avec les émaux. C’est une terre robuste, ce qui est essentiel pour la vaisselle de restauration.
Je fais aussi attention à la provenance de chaque matière. J’ai décidé de ne pas recommander certaines oxydes, qui viennent de beaucoup trop loin. Je termine mes pots et ensuite il n’y en aura plus dans mon atelier. La palette se réduit en ce moment car je fais un sourcing pointu mais aussi parce qu'il y a des montées de prix, des problèmes de livraison. Mais c’est dans la contrainte qu’on sort les plus belles pièces !
Comment vois-tu l’avenir ?
Je sens que je suis arrivée a la fin d’un cycle, 16 restaurants, c’est génial. J’ai refusé d' énormes contrats parce que je ne souhaite pas faire toujours plus et grossir trop vite. Je me demande aussi si mon corps va suivre la cadence.
Alors mon nouvel atelier est un nouveau souffle ! J’y reçois le grand public, je donne des cours.. Aujourd’hui, j’entrevois aussi le côté militant de ce métier et sa médiation a vraiment évolué. Les gens qui entrent dans la boutique veulent savoir comment on fabrique, veulent essayer par eux-même.. J’aime beaucoup mon nouvel espace, la dynamique qui s’y crée, les échanges et les rencontres.